JoséCorti, 2002. Dans les plis sinueux des vieilles capitales, Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements, Je guette, obéissant à mes humeurs fatales, Des êtres singuliers, décrépits et charmants Charles Baudelaire « Les petites vieilles ». Dans une rue au coeur d’une ville de rêve, Ce sera comme quand on a déjà vécu: Un instant à la fois très vague et très aigu
À VICTOR HUGO I Dans les plis sinueux des vieilles capitales, Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements, Je guette, obéissant à mes humeurs fatales, Des êtres singuliers, décrépits et charmants. Ces monstres disloqués furent jadis des femmes, Éponine ou Laïs ! Monstres brisés, bossus Ou tordus, aimons-les ! ce sont encor des âmes. Sous des jupons troués et sous de froids tissus Ils rampent, flagellés par les bises iniques, Frémissant au fracas roulant des omnibus, Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques, Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus ; Ils trottent, tout pareils à des marionnettes ; Se traînent, comme font les animaux blessés, Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes Où se pend un Démon sans pitié ! Tout cassés Qu’ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille, Luisants comme ces trous où l’eau dort dans la nuit ; Ils ont les yeux divins de la petite fille Qui s’étonne et qui rit à tout ce qui reluit. — Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles Sont presque aussi petits que celui d’un enfant ? La Mort savante met dans ces bières pareilles Un symbole d’un goût bizarre et captivant, Et lorsque j’entrevois un fantôme débile Traversant de Paris le fourmillant tableau, Il me semble toujours que cet être fragile S’en va tout doucement vers un nouveau berceau ; À moins que, méditant sur la géométrie, Je ne cherche, à l’aspect de ces membres discords, Combien de fois il faut que l’ouvrier varie La forme de la boîte où l’on met tous ces corps. — Ces yeux sont des puits faits d’un million de larmes, Des creusets qu’un métal refroidi pailleta… Ces yeux mystérieux ont d’invincibles charmes Pour celui que l’austère Infortune allaita ! II De Frascati défunt Vestale enamourée ; Prêtresse de Thalie, hélas ! dont le souffleur Enterré sait le nom ; célèbre évaporée Que Tivoli jadis ombragea dans sa fleur, Toutes m’enivrent ! mais parmi ces êtres frêles Il en est qui, faisant de la douleur un miel, Ont dit au Dévouement qui leur prêtait ses ailes Hippogriffe puissant, mène-moi jusqu’au ciel ! L’une, par sa patrie au malheur exercée, L’autre, que son époux surchargea de douleurs, L’autre, par son enfant Madone transpercée, Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs ! III Ah ! que j’en ai suivi de ces petites vieilles ! Une, entre autres, à l’heure où le soleil tombant Ensanglante le ciel de blessures vermeilles, Pensive, s’asseyait à l’écart sur un banc, Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre, Dont les soldats parfois inondent nos jardins, Et qui, dans ces soirs d’or où l’on se sent revivre, Versent quelque héroïsme au cœur des citadins. Celle-là, droite encor, fière et sentant la règle, Humait avidement ce chant vif et guerrier ; Son œil parfois s’ouvrait comme l’œil d’un vieil aigle ; Son front de marbre avait l’air fait pour le laurier ! IV Telles vous cheminez, stoïques et sans plaintes, À travers le chaos des vivantes cités, Mères au cœur saignant, courtisanes ou saintes, Dont autrefois les noms par tous étaient cités. Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire, Nul ne vous reconnaît ! un ivrogne incivil Vous insulte en passant d’un amour dérisoire ; Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil. Honteuses d’exister, ombres ratatinées, Peureuses, le dos bas, vous côtoyez les murs ; Et nul ne vous salue, étranges destinées ! Débris d’humanité pour l’éternité mûrs ! Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille, L’œil inquiet, fixé sur vos pas incertains, Tout comme si j’étais votre père, ô merveille ! Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins Je vois s’épanouir vos passions novices ; Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus ; Mon cœur multiplié jouit de tous vos vices ! Mon âme resplendit de toutes vos vertus ! Ruines ! ma famille ! ô cerveaux congénères ! Je vous fais chaque soir un solennel adieu ! Où serez-vous demain, Èves octogénaires, Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu ?
Dans les plis sinueux des vieilles capitales », la souveraineté n’est plus l’affaire d’une présence solaire et opulente. « Barbe, œil, dos, bâton, loques ». Le poète doit faire avec l’absence, la nuit, le manque. Le rythme compose avec un poème amaigri. Le sujet lyrique a désormais le souffle court. Le souffle coupé.
Les grandsclassiques Poésie Française 1 er site français de poésie Les Grands classiques Tous les auteurs Charles BAUDELAIRE Les petites vieilles Les petites vieilles A Victor HugoIDans les plis sinueux des vieilles capitales,Où tout, même l'horreur, tourne aux enchantements,Je guette, obéissant à mes humeurs fatalesDes êtres singuliers, décrépits et monstres disloqués furent jadis des femmes,Éponine ou Laïs ! Monstres brisés, bossusOu tordus, aimons-les ! ce sont encor des des jupons troués et sous de froids tissusIls rampent, flagellés par les bises iniques,Frémissant au fracas roulant des omnibus,Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques,Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus ;Ils trottent, tout pareils à des marionnettes ;Se traînent, comme font les animaux blessés,Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettesOù se pend un Démon sans pitié ! Tout cassésQu'ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille,Luisants comme ces trous où l'eau dort dans la nuit ;Ils ont les yeux divins de la petite filleQui s'étonne et qui rit à tout ce qui Avez-vous observé que maints cercueils de vieillesSont presque aussi petits que celui d'un enfant ?La Mort savante met dans ces bières pareillesUn symbole d'un goût bizarre et captivant,Et lorsque j'entrevois un fantôme débileTraversant de Paris le fourmillant tableau,Il me semble toujours que cet être fragileS'en va tout doucement vers un nouveau berceau ;A moins que, méditant sur la géométrie,Je ne cherche, à l'aspect de ces membres discords,Combien de fois il faut que l'ouvrier varieLa forme de la boîte où l'on met tous ces Ces yeux sont des puits faits d'un million de larmes,Des creusets qu'un métal refroidi pailleta...Ces yeux mystérieux ont d'invincibles charmesPour celui que l'austère Infortune allaita !IIDe Frascati défunt Vestale enamourée ;Prêtresse de Thalie, hélas ! dont le souffleurEnterré sait le nom ; célèbre évaporéeQue Tivoli jadis ombragea dans sa fleur,Toutes m'enivrent ; mais parmi ces êtres frêlesIl en est qui, faisant de la douleur un mielOnt dit au Dévouement qui leur prêtait ses ailes Hippogriffe puissant, mène-moi jusqu'au ciel !L'une, par sa patrie au malheur exercée,L'autre, que son époux surchargea de douleurs,L'autre, par son enfant Madone transpercée,Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs !IIIAh ! que j'en ai suivi de ces petites vieilles !Une, entre autres, à l'heure où le soleil tombantEnsanglante le ciel de blessures vermeilles,Pensive, s'asseyait à l'écart sur un banc,Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre,Dont les soldats parfois inondent nos jardins,Et qui, dans ces soirs d'or où l'on se sent revivre,Versent quelque héroïsme au coeur des droite encor, fière et sentant la règle,Humait avidement ce chant vif et guerrier ;Son oeil parfois s'ouvrait comme l'oeil d'un vieil aigle ;Son front de marbre avait l'air fait pour le laurier !IVTelles vous cheminez, stoïques et sans plaintes,A travers le chaos des vivantes cités,Mères au coeur saignant, courtisanes ou saintes,Dont autrefois les noms par tous étaient qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire,Nul ne vous reconnaît ! un ivrogne incivilVous insulte en passant d'un amour dérisoire ;Sur vos talons gambade un enfant lâche et d'exister, ombres ratatinées,Peureuses, le dos bas, vous côtoyez les murs ;Et nul ne vous salue, étranges destinées !Débris d'humanité pour l'éternité mûrs !Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille,L'oeil inquiet, fixé sur vos pas incertains,Tout comme si j'étais votre père, ô merveille !Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins Je vois s'épanouir vos passions novices ;Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus ;Mon coeur multiplié jouit de tous vos vices !Mon âme resplendit de toutes vos vertus !Ruines ! ma famille ! ô cerveaux congénères !Je vous fais chaque soir un solennel adieu !Où serez-vous demain, Èves octogénaires,Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu ?
Dansles plis sinueux des vieilles capitales 5 (1720 pages) L'Islam en France 5 (737 pages) Charles Taylor. Religion et sécurisation 5 (289 pages) Vie et mœurs d'Epicure: Introduction ; Livres I à III 5. Kifim. Découvrez, notez Yves Charnet a privilégié le mode de la lettre à pour dire son admiration de sorte que celle-ci soit sensible au coeur. Ce qui n’exclut nullement la finesse des analyses ! Celle-ci s’adresse à Claude Pichois qui nous a quittés récemment, et dont sait les travaux sur Gérard de Nerval et Charles Baudelaire. à lire aussi d’Yves Charnet sur une lettre à Pierre Bergounioux, une lettre à Olivier Rolin. L’orage rajeunit les fleursune lettre à Claude Pichois Choisissant de m’adresser à vous devant des jeunes gens auxquels le hasard des programmes a remis entre les mains, pour préparer leur Agrégation, Les Fleurs du Mal, je veux bien sûr rappeler - cher Claude Pichois - que, par votre patient et méthodique travail d’éditeur comme de biographe, vous aurez changé jusqu’aux conditions mêmes de la lecture d’un livre qui se confond avec l’origine de notre poésie moderne. Je tiens surtout à marquer que, dans ma propre existence, je n’aurais pas, sans votre insistante vigilance, retrouvé l’énergie de m’aventurer sur nouveaux frais dans l’expérience d’une autre traversée de ces poèmes. La nature singulière des liens qui se sont noués entre nous quand, consacrant ma thèse aux écrits esthétiques du poète, il m’a donc été donné de vous rencontrer, comme la constante attention dont, depuis 1992, vous aurez encouragé mes tentatives pour comprendre, chez Baudelaire, la poétique de l’énergie lyrique - ces façons de main tendue relèvent, sans doute, de l’amitié. Il n’y a pas lieu, bien sûr, de gloser ici des circonstances privées. Mais c’est l’occasion de manifester publiquement une dette. Et plus que cela. La reconnaissance de ce que, dans nos vies, le travail, la pensée, les tentatives d’écrire doivent à la chance, vous savez, des rencontres. M’adressant à des jeunes gens qui sont ce que je fus à leur place - candidat moi-même, la dernière fois que les Fleurs étaient, en 1989, au programme du Concours - , je voudrais donc aujourd’hui continuer à voix haute cet interminable entretien qui donne son rythme à nos conversations baudelairiennes. Les organisateurs de ces nécessaires Journées d’études » voudront bien me pardonner de ne plus être capable de m’exprimer selon des codes strictement académiques. Et de ne pouvoir penser que dans le risque de cette adresse singulière que sont ces petites lettres critiques dont la manière s’est imposée progressivement à la sorte d’écrivain que j’essaye d’être. Un écrivain baudelairien - au sens d’une active interaction, vous savez, entre la poétique et le poème. Je voudrais commencer cette lettre par ce qui constitue significativement la fin d’une des sommes que vous aurez consacrées au poète, ce Baudelaire, études et témoignages qui contient, dans sa nouvelle édition revue et augmentée » La Baconnière, 1976, le texte inédit dont, cherchant à relire Les Fleurs du Mal, j’aimerais, aujourd’hui, repartir. Baudelaire ou la difficulté créatrice », tel est le titre de cette étude qui conclut votre ouvrage sur la manière originale dont notre poète a su, de la difficulté d’être et de créer, faire une difficulté vraiment créatrice de nouvelles valeurs esthétiques ». Venant après un examen très précis des relations entre l’état physiologique et le pouvoir créateur » chez un poète dont on sait que - au-delà comme en deçà des affections physiologiques et psychiques dont les symptômes étaient déclarés - il avait lui-même diagnostiqué sa maladie secrète », votre étude pose, avec une rigoureuse prudence, les bases d’une interprétation qui, de cette difficulté de créer », ferait un des traits majeurs de la génétique et de la psychologie baudelairienne ». Vous insistez avec raison sur le fait que, entre 1821 et 1867, pendant quarante six années d’une existence possédée par la dépossession, on compte à peine, chez Baudelaire, deux périodes de véritable vitalité créatrice », se répartissant sur deux groupes d’années 1842-1846 ; 1857-1861 ». À peine, en effet, une dizaine d’années pour ce poète dont sera condamné, en 1857, le seul livre vraiment voulu par lui que, de son vivant, il aura vu paraître. Du dieu de l’impuissance » dont Samuel Cramer, l’un de ses premiers doubles, se réclame au roi d’un pays pluvieux » que l’un des Spleen montre impuissant, jeune et pourtant très vieux », il faudrait, reprenant la massive biographie que vous avez consacrée à Baudelaire, retracer l’itinéraire existentiel de ce poète qui, songeant fraternellement à un autre errant désœuvré, confie à Poulet-Malassis Je me suis senti attaqué d’une espèce de maladie à la Gérard, à savoir la peur de ne plus pouvoir penser, ni écrire une ligne ». On referait avec profit la genèse de cette impuissance littéraire ». Dans une lettre encore, Baudelaire ne cache pas à sa mère l’effroi dans lequel le précipite, en effet, cette idée folle ». Le désœuvrement, c’est-à-dire l’absence d’œuvre. L’impossibilité de faire » - comme le dit Le Mauvais Moine - Du spectacle vivant de ma triste misère / Le travail de mes mains et l’amour de mes yeux ». Respectant le contrat propre à ces deux Journées d’études », je me contenterai ici de reprendre à mon compte l’hypothèse qui conclut votre article sur la difficulté créatrice » - hypothèse selon laquelle Baudelaire traiterait cette impuissance comme l’un des objets de sa poésie ». Baudelaire, écrivez-vous, ne cesse de s’ausculter. Il se demande jusques à quand l’accompagnera la Muse malade. » Si vous soulignez à juste titre qu’il n’est pas, dans notre poésie, le premier membre de la famille des inspirés maigres », ceux qui craignent toujours de voir tarir leur inspiration », vous différenciez cependant Baudelaire de Du Bellay, Vigny, Nerval, en affirmant, qu’avant lui, jamais la poésie ne s’était prise elle-même, systématiquement, pour objet de la création ». C’est cette hypothèse que je voudrais donc mettre à l’épreuve d’une relecture - aussi peu systématique » que possible... - des Fleurs du Mal. En commençant par rappeler l’évidence selon laquelle ce livre - affirmant, dans son titre même, la lettre de son projet - se propose bien de se demander - la poésie se faisant, vous savez, à coups de questions sans réponse - comment le mal peut donner naissance à des fleurs. C’est d’ailleurs le premier argument qui vient, et non sans une ironique insolence, à l’esprit de Baudelaire quand, à la demande de Poulet-Malassis, il rédige, en 1860, des essais de préface » pour la réédition de son livre condamné Des poëtes illustres s’étaient partagé depuis longtemps les provinces les plus fleuries du domaine poétique. Il m’a paru plaisant, et d’autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d’extraire la beauté du Mal. » Ce que vous appelez le fort oxymoron » de ce titre met au programme, et d’entrée de jeu, la difficulté de faire de la création avec de la destruction. De donner un ordre au chaos. De figurer le négatif dans la poésie. Le Mal lui-même devient une origine. N’est-ce pas le paradoxe d’une floraison, maladive autant que maudite, que notre poète entend tenir dans le rythme dont se soutient, et de part et en part, le livre que commande un tel titre ? Ce Mal, la première section des Fleurs commence par lui redonner son nom de maladie le spleen. Pensant encore choisir Les Limbes comme titre pour son livre, Baudelaire a précocement identifié la tension propre à toute sa poétique. Le livre » que, en juin 1850, il annonce dans Le Magasin des familles n’est-il pas significativement destiné à représenter les agitations et les mélancolies de la jeunesse moderne » ? Dès son commencement le rythme-Baudelaire met en circulation dans le poème l’instable énergie du sujet dépressif. Le 9 avril 1851, Baudelaire n’hésite pas à redire, dans Le Messager de l’Assemblée, que Les Limbes sera un livre destiné à retracer l’histoire des agitations spirituelles de la jeunesse moderne ». Il n’a pas encore trouvé son titre. Sa poétique l’a déjà trouvé. C’est l’invention d’une historicité singulière. L’avènement d’une irréductible modernité. Celle du sujet agité qui fait de la mélancolie le mouvement même de son poème. Expérience d’une pression propre à la dépression. Expression d’une énergie qui fera pousser le poème à même la décomposition. Dressant le bilan d’une jeunesse » qui ne fut qu’un ténébreux orage », un sonnet comme L’Ennemi montre comment le ravage » peut paradoxalement constituer une chance de renaissance Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve / Trouveront dans ce sol lavé comme une grève / Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ? » La poétique baudelairienne de l’énergie créatrice contient, vous savez, son propre paysage. La comparaison du poème à une fleur implique de prendre au sérieux ce que dit le poète à propos de sa façon de cultiver son livre-jardin. Il convient, pour comprendre le choix que va faire Baudelaire d’une énergie maudite, de mettre en regard les deux paysages que proposent, d’une part, L’Ennemi et, d’autre part, La Rançon. Faisant parti des Douze poèmes primitivement envoyés à Gautier, La Rançon montre à quoi auraient pu ressembler des fleurs du Bien », religieusement cultivées sous le regard de Dieu, plutôt que ces fleurs maladives » que Baudelaire aura finalement offertes au patron de /s/a détresse », Satan. Dans La Rançon l’homme » a, vous savez, vocation à défricher, avec le fer de sa raison », deux champs au tuf profond et riche » L’un est l’Art, et l’autre l’Amour ». Arrosant ces deux champs avec les pleurs salés de son front gris », le bon cultivateur espère montrer », au jour du Jugement, des granges / Pleines de moissons, et des fleurs / Dont les formes et les couleurs / Gagnent le suffrage des Anges ». Nous voici bien loin des mélancoliques convulsions de la jeunesse moderne qui font, vous vous en souvenez, le programme de ce livre que, dans ses notes pour son avocat, Baudelaire, présentera, en 1857, comme un livre destiné à représenter L’AGITATION DE L’ESPRIT DANS LE MAL ». Ce livre atroce », selon la fameuse formule que, en février 1866, notre poète inscrira dans une des dernières lettres de sa vie consciente. Baudelaire n’a finalement intégré La Rançon à aucune des versions successives des Fleurs du Mal. Dès l’édition de 1857 la problématique exposée par ce poème se trouve présente, et de tout autre façon, dans le sonnet qui précède immédiatement L’Ennemi. Le sujet qui parle dans Le Mauvais Moine s’avance en effet comme le double antithétique du bon cultivateur. Il se définit lui-même comme mauvais » au sens où, moine fainéant », il se découvre radicalement incapable de travailler la terre. De travailler de ses mains. Figure du poète sans œuvre, ce mauvais cultivateur ressent avec d’autant plus de culpabilité son impuissance qu’il se souvient de ces temps où du Christ florissaient les semailles ». L’acédie dont souffre, à l’évidence, ce mauvais cénobite » fait de lui le frère du sujet poétique qui tente, en cultivant précisément des fleurs du Mal », de donner sens à sa coupable paresse. Baudelaire ne peut choisir d’interpréter la mélancolie comme une énergie moderne qu’en imaginant une nouvelle mythologie de l’énergie créatrice. Qu’en assumant de renverser en négatif ce que l’ancienne mythologie présentait, jusqu’à lui, comme positif. Des Fleurs du Bien aux Fleurs, oui, du Mal. Il y va, comme toujours avec le poème, d’une réinvention des valeurs. Sous couvert d’enquêter sur l’inspiration, ce sont ainsi tous les premiers poèmes de Spleen et Idéal qui travaillent à reconfigurer ce nouveau paysage mental. Les commentaires dont, dans l’édition Pléiade, vos notes accompagnent ce cycle inaugural de l’inspiration » montrent que cette décision de rompre avec l’ancien ordre des choses ne va pas, dans l’ouverture même du livre, sans remords. Baudelaire ne dissimule pas ses nombreuses résistances à faire poétiquement le deuil des époques nues » dont il aime », en effet, le souvenir ». Il n’y en a sans doute que d’autant plus de prix à assister à cette violente mise en place d’une autre poétique. À cette instable articulation du spleen et de l’idéal. À cette perturbante promotion d’un idéal intégrant le spleen. Énergie subversive que, faute de mieux, le poète nommera mon rouge idéal ». Nom sans nom de l’obscur ennemi » auquel doit, désormais, faire une place cette âme vide » que, à la fin presque du livre, Horreur sympathique révélera comme celle d’un nouvel Ovide. Insatiablement avide », vous savez, de l’obscur et de l’incertain ». Éprouvant désormais la mélancolie comme énergie créatrice, le sujet moderne doit renoncer à ses tentatives d’élévation. Surmonter son désir de trouver une aile vigoureuse » pour s’élancer vers les champs lumineux et sereins ». Icare cassé, le poète ne peut que pleurer sur ses rêves d’ un libre essor ». Et, comme Le Tasse dans le tableau de Delacroix, mesurer l’escalier de vertige où s’abîme son âme ». C’en est fini de cette agilité » qui, dans l’ancienne mythologie, permettait à l’homme et la femme » d’exercer la santé de leurs nobles machines ». Le sujet de la mélancolie moderne reste inconsolable de perdre de vue ces temps merveilleux où la Théologie / Fleurit avec le plus de sève et d’énergie ». L’ultime Projet de préface » se résigne à regret à présenter Les Fleurs du Mal pour ce qu’elles sont. Un produit discordant de la Muse des Derniers jours ». Pour comprendre les raisons historiques de cette nostalgique fascination, il n’est, par exemple, que de revenir au poème qui relie Correspondances aux Phares. Ce n’est pas sans répulsion que le Poète » qui parle dans J’aime le souvenir de ces époques nues se force à concevoir » la poétique moderne du sujet. Nous avons, il est vrai, nations corrompues, / Aux peuples anciens des beautés inconnues / Des visages rongés par les chancres du cœur, / Et comme qui dirait des beautés de langueur ; / Mais ces inventions de nos muses tardives / N’empêcheront jamais les races maladives / De rendre à la jeunesse un hommage profond. » Dans la mythologie de la vie moderne dont Baudelaire s’efforce désormais de mettre en œuvre le programme poétique il s’agit de faire rimer langueur et vigueur. De trouver une langue, comme dirait Rimbaud, pour cette pauvre muse » aux yeux creux ». Maintenant qu’elle est malade », sa manière de parler ne peut pas ne pas être profondément affectée. Autre corps, autre rythme. D’où cette déception de constater qu’il ne sert plus à rien, vous savez, d’adresser encore à la Muse ancienne pareille prière surannée Je voudrais qu’exhalant l’odeur de la santé / Ton sein de pensers forts fut toujours fréquenté, / Et que ton sang chétien coulât à flots rythmiques / Comme les sons nombreux des syllabes antiques, / Où règnent tour à tour le père des chansons, / Phœbus, et le grand Pan, le seigneur des moissons. » C’est en effet avec paysages parisiens » que, dans l’édition de 1861, le poète de la vie moderne devra composer » d’autres églogues ». Il appellera donc Muse, les fleuves de charbon » que chaque citadin voit monter au firmament ». Fantasque escrime » que ces hasards de la rime » qu’il faut désormais apprendre à flairer dans tous les coins » et recoins du vieux faubourg ». Le paysage de la nouvelle mythologie de l’énergie créatrice n’est plus, en 1861, le jardin de l’Ennemi où reste bien peu de fruits vermeils ». Mais la ville de Crépuscule du soir où la Prostitution s’allume dans les rues ». Dans Spleen et Idéal, un poème de l’édition de 1857 me paraît significativement faire la transition entre ces deux mythologies du rythme. Dans Une nuit que j’étais près d’une affreuse Juive le sujet baudelairien participe à la fois du régime antique et du régime moderne de la beauté. Sa propre pensée se trouve, et dans son intimité même, activement traversée par cette division. Si le corps vendu » de la prostituée près de laquelle il est étendu » porte - au point d’être comparé à un cadavre » ! - les marques morbides du corps moderne, en revanche, la triste beauté dont /s/on désir se prive » se caractérise par la majesté native » propre, selon l’érotique baudelairienne, aux femmes antiques. Aussi l’activité fantasmatique du sujet désirant privilégie-t-elle encore, chez la reine des cruelles », son regard de vigueur et de grâces armé, / Ses cheveux qui lui font un casque parfumé, / Et dont le souvenir pour l’amour /l/e ravive ». Ce n’est qu’avec l’édition de 1861 que s’accomplit définitivement cette difficile rupture avec l’ancienne mythologie de l’énergie créatrice. Si l’ajout de la section Tableaux parisiens à la primitive architecture » des Fleurs constitue, pour la poétique baudelairienne, un tournant, n’est-ce pas parce que, dans ce nouveau paysage où circulent des corps à la beauté défigurée, tout, même l’horreur, tourne aux enchantements » ? La fascination que va, par exemple, éprouver le sujet pour les petites vieilles » révèle une irréversible conversion du désir baudelairien. Une définitive identification du sujet à ces ruines » qui constituent, désormais, sa famille ». Une radicale acceptation d’une autre énergie. Énergie créatrice en voie d’épuisement. Énergie détraquée caractérisant la pensée propre aux cerveaux congénères » de ces Éves octogénaires » qui valent, pour parler comme Jean Starobinski, comme répondants allégoriques » du poète. Ce sujet qui n’hésitera, vous savez, à se comparer à ces femmes sensibles et désœuvrées » postant des lettres à des chers disparus, a sans doute fini par ne plus trouver autre chose, dans l’écriture, qu’une énergie pour la mort. Changement de décor et de corps, la substitution du vieux Paris » à la Nature de l’idylle traditionnelle correspond donc au passage du régime ancien au régime moderne de l’énergie poétique. Dépression de l’expression. Une énergie destructrice présidera, désormais, à l’activité créatrice. La mélancolie comme origine du lyrisme à venir. C’est le nouveau pacte que, au seuil des Tableaux parisiens, scelle un poème comme Le Cygne. Puisque rien ne bouge dans sa mélancolie, le sujet baudelairien choisit de faire de cette immobilité bilieuse le paradoxal mouvement de son poème. C’est par son désœuvrement même que ce sujet vacant va s’ouvrir à la négativité dont s’avère irrémédiablement affectée la vie moderne. Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie ». Allégorie de quoi ? De cette énergie à rebours dont, faisant le deuil de la vigueur antique, Baudelaire comprend que, non seulement elle caractérise la langueur moderne, mais qu’elle constitue surtout la matière explosive propre à son expérience de l’impossible. Cette expérience de quiconque a perdu », comme le rappelle Le Cygne, ce qui ne se retrouve / Jamais, jamais ». Écrivant de tels tableaux parisiens », Baudelaire sait, en 1859, qu’il ne retrouvera jamais cette positivité mythique de l’ancienne énergie à quoi, dans son ambition la plus aveuglée, a pu prétendre encore le lyrisme romantique. Dans les plis sinueux des vieilles capitales », la souveraineté n’est plus l’affaire d’une présence solaire et opulente. Barbe, œil, dos, bâton, loques ». Le poète doit faire avec l’absence, la nuit, le manque. Le rythme compose avec un poème amaigri. Le sujet lyrique a désormais le souffle court. Le souffle coupé. Comme, devant l’apparition de ces spectres baroques », le promeneur épouvanté qui parle dans Les Sept Vieillards. Ce sujet hanté par les fantômes parisiens » qui - à l’insu des monstres disloqués » dont il surveille » les mouvements de marionnettes » - goûte », vous savez, des plaisirs clandestins ». Les petites vieilles » qui sont la proie de son voyeurisme deviennent en effet l’allégorie de cette énergie à l’envers auquel le poème va désormais demander son bizarre élan. Ce mouvement renversant fait la fascination du rôdeur parisien » qui, entrevoyant un fantôme débile » pendant sa promenade, imagine que cet être fragile / S’en va tout doucement vers un nouveau berceau ». L’énergie ruineuse qui met en branle le lyrisme moderne est celle qui, dans la vieillesse même, recherche une autre renaissance. Telle est la poétique oxymorique que, et de plus en plus résolument, Baudelaire va, dans Les Fleurs du Mal, mettre en œuvre. Dès le second poème des Tableaux parisiens cette problématique était déjà posée. En effet, dans Le Soleil, l’astre du jour est comparé au poète » en ce que, conformément à l’antique mythologie, il éveille dans les champs les vers comme les roses », mais aussi en ce que, conformément à la mythologie moderne, il descend dans les villes » pour ennoblir le sort des choses les plus viles ». Et, dans cette seconde perspective, la moindre de ses actions n’est pas, vous vous en doutez, de rajeunir les porteurs de béquilles ». De les rendre gais et doux comme des jeunes filles ». Peut-être, recevant Les Fleurs du Mal, Flaubert fut-il aussi sensible au singulier renversement auquel travaillait un tel livre. Il remercia significativement Baudelaire d’avoir trouvé le moyen de rajeunir le romantisme ». Pareille poétique du rajeunissement ne vous paraît-elle pas caractériser l’invention propre au sujet baudelairien pour redonner au lyrisme moderne une autre énergie ? L’énergie noire d’une vitalité convulsive. C’est la vitalité sans vitalité de l’Ennui » qui, dès Au Lecteur, permet, dans un baîllement », d’avaler le monde. L’obscure vitalité de l’orage qui, dans L’Ennemi, creuse des trous grands comme des tombeaux ». La vitalité rouge de Lady Macbeth que L’Idéal présente comme une âme puissante au crime ». C’est encore, bien sûr, la répugnante vitalité de la carcasse » en décomposition » dont les vivants haillons », dans Une Charogne, dégoulinent de larves ». La vitalité mortifère qui, dans leur fureur », pousse les amants ulcérés » de Duellum à transformer en duel leur duo. Afin d’éterniser l’ardeur de /leur/ haine ». La vitalité résurrectionniste qui fait jaillir toute vive une âme qui revient ». Quand parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient ». La vitalité fêlée de la voix du sujet lyrique. Quand elle veut de ses chants peupler l’air froid des nuits », cette voix impossible ressemble au râle épais d’un blessé qu’on oublie / Au bord d’un lac de sang, sous un grand de tas de morts / Et qui meurt, sans bouger, dans d’immenses efforts ». La vitalité spleenétique de ce jeune squelette » au désir désastreux - de ce cadavre hébété / Où coule au lieu de sang l’eau verte du Léthé ». La vitalité sadique de cet amant masochiste qui, dans L’Héautontimorouménos, menace de frapper sa partenaire sans colère / Et sans haine, comme un boucher », pour faire, dans ses pleurs salés », nager son désir gonflé d’espérance ». La dévorante vitalité de la vie même qui finit par signifier son arrêt de mort au vieux lâche » qu’incarne, selon L’Horloge, le sujet du désir. De cette ruineuse vitalité le sujet baudelairien a donc éprouvé qu’elle est autant l’énergie de l’ennui que le travail de la mort. Ce lyrisme négatif a, comme vous savez, le dernier mot dans Les Fleurs du Mal. C’est celui, par exemple, d’un des ultimes poèmes apportés par l’édition posthume de 1868. Madrigal triste contient, en effet, la formule de cette vitalité maudite dont Baudelaire aura choisi de ne pas protéger sa propre expérience poétique L’orage rajeunit les fleurs. » Dans le jardin que cultivait en secret le poète qui parle dans L’Ennemi l’orage avait fait un tel ravage » que, vous vous en souvenez, la pousse même de fleurs nouvelles » paraissait menacée. La Mort des artistes concluait encore l’édition de 1857 sur l’étrange espoir que, comme un Soleil nouveau », la Mort fasse, dans le cerveau » des créateurs, s’épanouir les fleurs ». Paru pour la première fois en mai 1861, Madrigal triste tire de cette poétique de la destruction créatrice la radicale conclusion que je viens de vous rappeler. Encore convient-il de noter que si l’orage rajeunit les fleurs », c’est comme les pleurs / ajoutent un charme au visage ». Le sadisme propre au sujet baudelairien trouve dans ce madrigal à rebrousse-poil l’occasion d’une de ces galanteries » qui font souvent de son lyrisme amoureux un exercice de la cruauté. C’est d’ailleurs dans un des poèmes significativement recueillis dans Galanteries que, et dans toute sa crudité, vous trouverez l’ultime expression, sans doute, de ce désir quasi tératologique pour une femme que l’âge a commencé de changer en vieux monstre ». S’adressant à sa vieille infante » le sujet confesse, en effet, préférer, aux fleurs banales du Printemps », les fruits » de l’ Automne ». Trouvant des grâces particulières » à cette carcasse » qui n’est plus celle d’ un tendron », il s’avoue fasciné par sa jambe musculeuse et sèche » qui, malgré la neige et la dèche », sait danser les plus fougueux cancans ». Composé en 1866, Le Monstre, un des derniers poèmes en vers de Baudelaire, propose une version agressivement satirique de cette énergie négative qui me paraît donner son rythme au lyrisme convulsif dont est traversé, de part en part, un livre comme Les Fleurs du Mal. Ce poème aux allures de galanterie scandaleuse n’a d’ailleurs pas d’autre conclusion qu’une cynique ? provocation. Le sujet baudelairien justifie sa passion pour cette très chère » qui n’est plus fraîche ». Dans ce vieux chaudron », bouillonnent » encore les énergies du désir Le jeu, l’amour, la bonne chère ». Voici la dernière déclaration d’amour d’un poète fasciné jusqu’au sarcasme par la beauté décomposée Voulant du Mal chercher la crème / Et n’aimer qu’un monstre parfait, / Vraiment oui ! vieux monstre, je t’aime ! » ... La rêverie critique dont lui vient son mouvement arrivant maintenant à son terme, je voudrais revenir au commencement de cette lettre qui m’a permis - cher Claude Pichois - de relire avec vous quelques-uns des poèmes où Baudelaire a singulièrement aiguisé, dans Les Fleurs du Mal, les paradoxes propres à l’énergie lyrique. Si persistait malgré tout » - comme vous l’écrivez dans votre étude intitulée L’Univers des Fleurs du Mal » - dans l’édition de 1857 une jeunesse confiante », il me semble que, perdant cette confiance, précisément, dans la jeunesse même du poème, l’édition de 1861, et, avec plus d’ironique cruauté encore, les vers apportés par l’édition posthume de 1868, prenaient acte d’une double vieillesse de l’expérience et de l’expression. Ce brusque vieillissement ne me paraît pas sans lien, vous l’aurez compris, avec une difficulté créatrice » dont, et l’un des premiers, vous aurez fait remarquer que, chez ce poète étrangement désœuvré, elle constituait le rythme d’une écriture en chute libre dans les gouffres de sa propre impuissance. Je continue d’être, vous le savez, bouleversé par la réplique que, sentant chaque année davantage la parole lui manquer, Baudelaire choisit d’opposer à ce qu’il aura sans doute vécu comme un défaut fondamental de sa pensée. Le poète au cerveau ruiné n’aura pas trouvé d’autre remède à sa maladie secrète » que de donner la parole à cette énergie noire dont chaque poème tente, pourtant, de sublimer la ravageuse puissance. S’adressant à sa mère le 6 mai 1861 - et c’est une des lettres les plus cruciales pour une intime compréhension de Baudelaire - il formule significativement cette interrogation qui vaut pour son œuvre parce qu’elle vaut pour sa vie Le rajeunissement est-il possible ? toute la question est là ? » Choisissant de faire de la création avec de la destruction, Baudelaire reste moderne parce que sa poésie ne sépare jamais la rime et la vie. Il comprend, entre 1857 et 1861, que son destin lui fait une intraitable obligation incorporer à sa parole elle-même l’énergie négative de l’autodestruction qu’implique la radicale expérience de l’impossible dans laquelle sa propre existence l’aura dramatiquement engagé. Quand paraît - toujours privée, bien sûr, des six pièces condamnées par le procès de 1857 - l’édition de 1861, Baudelaire a quarante ans. Il a plus de souvenirs que s’il avait mille ans. Les photographies que l’on connaît de lui montrent un visage détruit. Il vient de recueillir dans Tableaux parisiens ses plus beaux poèmes - et quelques-uns comptent, encore, vous le savez, parmi les plus admirables de toute notre poésie. Ces poèmes, on n’a pas assez remarqué que Baudelaire les a littéralement arrachés, me semble-t-il, au désastre. Certains d’entre eux contiennent même une prophétie de la catastrophe à venir. Ce n’est plus du jeu, la poésie. Ça ne l’a jamais été. Le noir tableau » que, dans son sommeil troué de cauchemars, voit le sujet qui tente, dans Le Jeu, de redonner un sens à son effroi, ce rêve nocturne » se passe de commentaire. Baudelaire y voit la limite de son ultime pari poétique, rajeunir sa façon de vivre et d’écrire en accueillant les énergies mortifères de la vieillesse. N’avait-il pas accompli, et dès les premiers poèmes finalement recueillis dans l’édition de 1857, la même opération avec les puissances convulsives du spleen ? Il se découvre dans, Le Jeu, définitivement séparé de la vitalité fiévreuse de ces courtisanes vieilles » comme de la funèbre gaieté » de ces vieilles putains ». Enviant de ces gens la passion tenace », le voici déjà voué au vide dont, avant même l’aphasie de 1866, il pressent qu’il a déjà commencé de l’envahir. La difficulté créatrice est, pour reprendre - cher Claude Pichois - vos propres termes, tellement devenu l’objet » de sa poésie que Baudelaire lui-même n’est plus, dans ce poème, qu’un objet, en effet, de la difficulté d’être et de parler. Vous connaissez ces vers où le sujet baudelairien se dédouble de la plus irrémédiable façon Moi-même, dans un coin de l’antre taciturne, / Je me vis accoudé, froid, muet ». Toulouse, 28-31 octobre 2002 9 janvier 2005

Ledestin, la ville, la famille, l'Amérique, la Perse et la Lithuanie Découvrez nos coups de coeur de la rentrée littéraire.

Le choix du titre Le Spleen de Paris, dans de nombreuses éditions modernes, se justifie par une lecture du recueil tournée vers la poétique de la grande ville. Baudelaire lui-même annonce, dans la lettre qu’il adresse à Arsène Houssaye pour lui présenter ses poèmes, l’importance de la fréquentation des villes énormes » et du croisement de leurs innombrables rapports » dans la formation d’un idéal obsédant ». Cet intérêt pour la beauté de la vie moderne et urbaine, déjà sensible dans les Tableaux parisiens », qui explorent les plis sinueux des vieilles capitales », prend dans le recueil une place centrale. Une poétique de la ville Cette poétique constitue une réponse au sentiment de perte qui suit la transformation de Paris sous l’effet des travaux du baron Haussmann. Dans ses poèmes en prose comme dans Le Peintre de la vie moderne, Baudelaire lie le sentiment de la modernité à la vie de la grande ville. Le beau moderne c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable » Le Peintre de la vie moderne, 1863. Baudelaire donne à voir, dans ses poèmes en prose, le violent contraste de la grande ville qui place le confort des riches sous les yeux des pauvres, qui offre aux âmes solitaires la séduction de la fête populaire Un plaisant », Les Veuves » mais qui leur impose en même temps la tyrannie de la face humaine » À une heure du matin ». Cependant, les poèmes du recueil excèdent largement leur cadre de création, et s’en affranchissent parfois tout-à-fait. Dans Le Spleen de Paris s’exprime certes le plaisir du flâneur urbain, mais aussi la curiosité ou le regard sarcastique du moraliste, la mélancolie de l’homme moderne et la créativité parfois exotique du rêveur. Une réinvention de la forme Dans la préface de son recueil, Baudelaire se reconnaît un modèle esthétique, Aloysius Bertrand 1807-1841, auteur de Gaspard de la nuit posthume, 1842. Cependant, cet aveu, de même que son allégeance à la poésie d’Arsène Houssaye, patron de presse avant d’être poète, ne peut être compris comme un manifeste esthétique sincère. La poétique de Baudelaire participe à une réinvention du genre ou des genres du poème en prose. Caractérisés par l’unité et le lyrisme plus que par la brièveté, les poèmes se font tantôt apologues, tantôt épigrammes, tantôt méditations, selon la typologie retenue par Michel Murat. Baudelaire cherche dans cette forme une souplesse qui permette un lyrisme plus authentique, mais il ambitionne également de continuer, d’expliciter ou de compléter Les Fleurs du Mal, dont Le Spleen de Paris se veut le pendant ». Il veut dans ce recueil dépasser les contrastes en associant l’effrayant avec le bouffon, et même la tendresse avec la haine » Assommons les pauvres ! », Mademoiselle Bistouri », Le mauvais vitrier », La corde ». La poésie des images se mêle ici à un réalisme parfois cruel.
ÀVictor Hugo Dans les plis sinueux des vieilles capitales, Où tout, même l'horreur, tourne aux enchantements, Je guette, obéissant à mes humeurs fatales Des êtres singuliers, décrépits et charmants. Ces monstres disloqués furent jadis des femmes, Éponine ou Laïs ! Monstres brisés, bossus Ou tordus, aimons-les ! ce sont
Hommage à Dominique Rolin, Le N° 145 de l’Infini, Automne 2019, rassemble sous le titre Dominique Rolin, La vie est une offrande » de précieux textes de l’écrivaine, disparue en 2012. Parmi ceux-ci, la version intégrale des Petites vieilles » de Charles Baudelaire, un poème qui la relie à sa mère, à son enfance. D. R. nous dit ce qu’il représentait pour elle. Ce poème fait partie des Tableaux parisiens, des Fleurs du mal. Il a été mis en musique par Georges Chelon, en 2009. Texte de Charles Baudelaire Les Fleurs du mal mis en musique par Georges Chelon, CD intégral 2009 XCI. - LES PETITES VIEILLES » A Victor Hugo Charles Baudelaire I Dans les plis sinueux des vieilles capitales, Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements, Je guette, obéissant à mes humeurs fatales, Des êtres singuliers, décrépits et charmants. Ces monstres disloqués furent jadis des femmes, Éponine ou Laïs ! Monstres brisés, bossus Ou tordus, aimons-les ! ce sont encor des âmes. Sous des jupons troués et sous de froids tissus Ils rampent, flagellés par des bises iniques, Frémissant au fracas roulant des omnibus, Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques, Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus ; Ils trottent, tout pareils à des marionnettes ; Se traînent, comme font les animaux blessés, Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes Où se pend un Démon sans pitié ! Tout cassés Qu’ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille, Luisants comme ces trous où l’eau dort dans la nuit ; Ils ont les yeux divins de la petite fille Qui s’étonne et qui rit à tout ce qui reluit. - Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles Sont presque aussi petits que celui d’un enfant ? La Mort savante met dans ces bières pareilles Un symbole d’un goût bizarre et captivant, Et lorsque j’entrevois un fantôme débile Traversant de Paris le fourmillant tableau, Il me semble toujours que cet être fragile S’en va tout doucement vers un nouveau berceau ; À moins que, méditant sur la géométrie, Je ne cherche, à l’aspect de ces membres discords, Combien de fois il faut que l’ouvrier varie La forme de la boîte où l’on met tous ces corps. - Ces yeux sont des puits faits d’un million de larmes, Des creusets qu’un métal refroidi pailleta... Ces yeux mystérieux ont d’invincibles charmes Pour celui que l’austère Infortune allaita ! II De Frascati défunt Vestale enamourée ; Prêtresse de Thalie, hélas ! dont le souffleur Enterré sait le nom ; célèbre évaporée Que Tivoli jadis ombragea dans sa fleur, Toutes m’enivrent ; mais parmi ces êtres frêles Il en est qui, faisant de la douleur un miel, Ont dit au Dévouement qui leur prêtait ses ailes Hippogriffe puissant, mène-moi jusqu’au ciel ! L’une, par sa patrie au malheur exercée, L’autre, que son époux surchargea de douleurs, L’autre, par son enfant Madone transpercée, Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs ! III Ah ! que j’en ai suivi de ces petites vieilles ! Une, entre autres, à l’heure où le soleil tombant Ensanglante le ciel de blessures vermeilles, Pensive, s’asseyait à l’écart sur un banc, Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre, Dont les soldats parfois inondent nos jardins, Et qui, dans ces soirs d’or où l’on se sent revivre, Versent quelque héroïsme au cœur des citadins. Celle-là, droite encor, fière et sentant la règle, Humait avidement ce chant vif et guerrier ; Son œil parfois s’ouvrait comme l’œil d’un vieil aigle ; Son front de marbre avait l’air fait pour le laurier ! IV Telles vous cheminez, stoïques et sans plaintes, A travers le chaos des vivantes cités, Mères au cœur saignant, courtisanes ou saintes, Dont autrefois les noms par tous étaient cités. Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire, Nul ne vous reconnaît ! un ivrogne incivil Vous insulte en passant d’un amour dérisoire ; Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil. Honteuses d’exister, ombres ratatinées, Peureuses, le dos bas, vous côtoyez les murs ; Et nul ne vous salue, étranges destinées ! Débris d’humanité pour l’éternité mûrs ! Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille, L’œil inquiet, fixé sur vos pas incertains, Tout comme si j’étais votre père, ô merveille ! Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins Je vois s’épanouir vos passions novices ; Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus ; Mon cœur multiplié jouit de tous vos vices ! Mon âme resplendit de toutes vos vertus ! Ruine ! ma famille ! ô cerveaux congénères ! Je vous fais chaque soir un solennel adieu ! Où serez-vous demain, Èves octogénaires, Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu ? * Ma mère, qui était professeur de diction, nous faisait réciter par cœur toutes sortes de poésies, donr les petites vieilles » de Charles Baudelaire. J’ai su ce poème à 12 ans. À 18 ans, je l’ai étudié à fond et il ne m’a jamais quittée. Récemment, tout d’un coup, après une nuit sombre, il m’est revenu intégralement, dans cet intervalle si particulier entre le rêve et le réveil. J’ai pu le murmurer pour moi seule jusqu’au bout, comme il m’était arrivé de le faire très souvent auparavant. C’est tout de même très curieux que ces petites vieilles » aient pu impressionner à ce point l’enfant que j’étais. Mais c’est un fait ce poème m’a laissé des marques violentes et inscrites à vif dans ma mémoire pour toujours. Le côté tragique de l’existence ne m’a pourtant jamais impressionnée, ni la vieil-lesse ni la mort qui réduit l’être humain à une poignée de résidus qu’on enfouit dans la terre comme si cet acte pouvait faire disparaître l’âme des choses de la vie... Je m’y refuse absolument, car cela sonne faux. Je suis sauvée par les poèmes ! Ils sont chargés de cette forme d’existence sans chair, mais riches d’une solidité et d’une possibilité d’action sur le réel sans commune mesure avec le tout-venant de l’existence. Un poème, c’est d’abord une musique qui s’invite sur la terre, dans la voix de ma mère, sur ma peau alors toute juvénile. Au moment de penser à la réalisation de ce livre [1] il est venu s’imposer à moi avec une force et une vérité impossibles à repousser. Il fait partie de mon âme et de mon corps. En vous le lisant à haute voix, je sais qu’il s’intègre aussi à votre âme et à votre corps. Il circule entre nous... Vous qui avez la plume à la main et que je regarde avec affection, moi qui suis dans l’obligation de rendre compte de ma mémoire rythmée par ce poème cruel, terrible et tellement beau. Vous prenez des notes sur ce que je viens de dire, et ce livre que nous construisons ensemble sort comme s’il émanait à la fois de votre peau éclairée par le soleil qui entre dans la pièce et de votre désir d’en faire un bloc original, autant que de ma volonté tendue vers la réussite d’un objet fidèle à ce que je suis. Ce sont nos atouts premiers ! Ce poème est splendide dans la violence même de son rythme, et il faut s’en servir à la manière d’une succession de coups de poing sur la table gui rendraient possible la recréation de cette écriture aujourd’hui. Je rêve à nouveau beaucoup, mais d’une manière plus diluée qu’auparavant... Certains de mes rêves sont horribles. Je perds ma maison, je n’ai plus personne autour de moi, je marche sans savoir où je vais dormir. C’est triste, difficile à sup¬porter... Au moment où je sortais de ma nuit, pourquoi ce poème-là parmi tous les autres a-t-il surgi avec une précision telle que tout est devenu plus rassurant autour de moi ? Je crois qu’il m’incite à me rapprocher de ce côté de la vie que chacun essaie de taire en soi ou d’enfouir dans le rythme de la journée où l’on se sent incapable de l’affronter. A VICTOR HUGO Il n’est pas anodin que Les Petites Vieilles », un des quelques poèmes dédicacés des Fleurs du Mal, soit adressé à Victor Hugo. Ce n’est pas ici au proscrit illustre que Baudelaire rend hommage comme dans Le Cygne », mais bien plutôt au défenseur des humbles et des marginaux, qui n’a cessé de proclamer l’universel droit d’être aimé. Baudelaire ne cache pas que c’est cette charité hugolienne qui imprègne son poème le texte, écrit-il à Hugo en 1859, a été fait en vue de vous imiter riez de ma fatuité, j’en ris moi-même, après avoir relu quelques pièces de vos recueils, où une charité si magnifique se mêle à une familiarité si touchante ». Les petites vieilles » on reviendra sur cet adjectif ont la grandeur des petits que Hugo a célébrée dans ses poèmes, en accord avec le titre du plus long poème des Contemplations Magnitudo Parvi ». Les figures de vieillards sont du reste légion dans l’œuvre de Hugo, le grotesque théorisé par Hugo a sa place dans bien des vers des Petites Vieilles » et, enfin, les méditations de Baudelaire sur la proximité du cercueil et du berceau ont une certaine résonance hugolienne – Hugo n’écrit-il pas dans la préface des Contemplations qu’il peint l’existence humaine sortant de l’énigme du berceau et aboutissant à l’énigme du cercueil » ? Mais l’admiration de Baudelaire pour Hugo est loin d’être sans réserves, et quelque imprégné qu’il soit d’accents hugoliens, Les Petites Vieilles » reste un poème profondément baudelairien. Paris est la capitale infâme » effrayante et captivante que ne cesse de chanter Baudelaire ; le sarcasme se mêle au pathos, sans néanmoins l’annuler ; la transfiguration des petites vieilles répond au projet de faire fleurir » le mal. S’il y a identification avec les petites vieilles », ce n’est pas seulement au nom de la sympathie pour les humbles, c’est parce que ces silhouettes tordues et rampantes sont l’image de ce déclassé dérisoire, de cet être informe et déchu – bien éloigné du mage hugolien – qu’est le poète. Nous étudierons la première des quatre sections du poème, où le portrait des petites vieilles s’ébauche essentiellement à partir de deux éléments à valeur emblématique leur démarche et leur regard. Le poète insiste sur la trouble fascination que les femmes disgraciées exercent sur lui v. 1-7, décrit l’allure désarticulée de ces pauvres êtres cheminant dans la ville v. 8-16 et enfin puise dans leur regard les liens qu’elles entretiennent avec le monde de l’enfance v. 16-36. Les petites vieilles » le titre, malgré sa simplicité, mérite l’attention. […] Au-delà de sa valeur hypocoristique, l’adjectif petite prend un sens profond dans Les Petites Vieilles » d’abord parce que ces fantômes féminins font partie des Petits » célébrés par Hugo une section de la Légende des Siècles s’appellera Les Petits », ensuite parce que la petitesse de ces femmes ratatinées fait l’objet de certaines des plus belles strophes du poème, avec la comparaison de la petite vieille » à une petite fille », et la méditation sur les minuscules cercueils qui seront bâtis pour ces êtres fragiles ». Nicolas Fréry extrait Je suis très âgée, je n’ai plus tellement de temps à vivre. Or, j’aime la vie et je continue à l’aimer malgré le travail de la mort qui est un calvaire. Je perds mon indépendance physique et je dois m’adapter aux difficultés de la dépendance qui affectent ma manière de mouvoir bras et jambes. Mais le mystère, ce n’est pas la mort, c’est la vie qui ne se laisse pas approcher de l’être si facilement, même si l’on arrive comme moi à ce moment où tout va s’arrêter. Jusqu’au bout reste ce besoin d’avoir un corps vivant qui vous double jour et nuit pour vous garder intact. Ce poème est magnifique, parce qu’on a l’impression que Baudelaire porte en lui des messages secrets qu’il transmet dans son œuvre à travers ces vers tordus, méchants, violents... Il y a en effet, surplombant tout, une vitalité et une foi dans la beauté qui existe en parallèle à la brutalité du spectacle de ces petites vieilles » abandonnées dans la ville. Baudelaire nous prévient contre le désespoir. J’estime que quand nous parlons, nous employons des mots beaux, articulés, significatifs, qui sont à la disposition de tout être humain, mais qui n’ont peut-être jamais été employés comme ils le sont en ce moment, alors que le ciel bleuit et que le soleil entre en grand dans mon intérieur... C’est un poème en soi. Lorsque j’ai dû trouver un endroit où vivre à Paris en 1959, j’avais dit à l’agent immobilier, j’exige un appartement qui soit au soleil ». Il m’avait alors répondu avec une épouvantable voix de vendeur de soupe, ah, mais vous savez, le soleil est une denrée rare ! », comme s’il s’agissait d’un luxe absolu. Je suis très sensible aux voix, elles disent tout. Ma mère avait une très jolie voix. Elle avait connu Sarah Bernhardt, dont la voix nous paraît aujourd’hui très datée, et elle gardait des souvenirs très précis de cette intrusion heureuse par le génie de la voix, ce génie de la compréhension cachée d’un poème, parce qu’on ne sait pas toujours ce qu’on lit quand on lit. Baudelaire est un très grand poète qui vit dans son époque, avec ses joies et ses horreurs. Il voit tout, il sent tout. Quand je le redécouvre à voix haute, je retrouve mes sensations intactes et violentes, et c’est déchirant. Au moment des obsèques de Jean-Paul II, je me souviens avoir regardé la céré-monie à la télévision et en avoir été très émue, en éprouvant aussi cette sensation de déchirement. Il faisait plein soleil, pas de vent ni de menaces. Toue était libéré pour le spectacle, avec toute la pompe du Vatican, et posé à même le sol, ce cercueil en bois tout simple, au centre. Il y avait un océan de visages serrés les uns contre les autres, des drapeaux, tous ces habits ecclésiastiques chatoyants dans la lumière, et la beauté surhumaine contenue dans l’âme, le cœur et le corps de celui qui repo¬sait là, comme un pauvre. Je me suis sentie brisée et reconstruite autrement, dans un sens de moi-même que je n’avais jamais espéré. Tout m’était donné et tout était recouvert ce jour-là par la présence charnelle de la foi. C’était la chair de la tendresse pour le Christ, une admiration et une concentration infinies. Au milieu des photographes circulant en grappe, la présence de ce vieux pape arrêtée sur une image splendide comme dans un tableau. Chaque être humain est une direction. Ce que je regardais constituait pour moi seule un acquis que je volais à ma propre mort et un ensemble inaltérable et joyeux. Tout était à prendre. Il s’agissait d’une fête, non seulement religieuse, mais aussi mentale, morale et esthétique. Comme pour un printemps nouveau. J’ai pour m’accompagner, en poésie et dans la vie telle que je la rêve, tout un monde fulminant d’impressions parfois contradictoires... Contre la griffe effroyable de Dieu » de la fin du poème de Baudelaire, la foi en l’amour bagarreur du poète qui éloigne la mort. oOo
Chasséhors les murs de la mégapole, loin de ce que Mallarmé appelait les « plis sinueux des vieilles capitales », le poète va donc s’intéresser à ces nouveaux espaces, « lacunaires », « désaffectés », selon les termes deleuziens. La nouvelle logique circulatoire tourne alors autour de la ville, et La Tourne (titre d’un recueil de Jacques Réda7) infinie, bien que limitée à
À Victor Hugo. I. Dans les plis sinueux des vieilles capitales, Où tout, même l'horreur, tourne aux enchantements, Je guette, obéissant à mes humeurs fatales Des êtres singuliers, décrépits et charmants. Ces monstres disloqués furent jadis des femmes, Éponine ou Laïs ! Monstres brisés, bossus Ou tordus, aimons-les ! ce sont encor des âmes. Sous des jupons troués et sous de froids tissus Ils rampent, flagellés par les bises iniques, Frémissant au fracas roulant des omnibus, Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques, Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus ; Ils trottent, tout pareils à des marionnettes ; Se traînent, comme font les animaux blessés, Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes Où se pend un Démon sans pitié ! Tout cassés Qu'ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille, Luisants comme ces trous où l'eau dort dans la nuit ; Ils ont les yeux divins de la petite fille Qui s'étonne et qui rit à tout ce qui reluit. - Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles Sont presque aussi petits que celui d'un enfant ? La Mort savante met dans ces bières pareilles Un symbole d'un goût bizarre et captivant, Et lorsque j'entrevois un fantôme débile Traversant de Paris le fourmillant tableau, Il me semble toujours que cet être fragile S'en va tout doucement vers un nouveau berceau ; A moins que, méditant sur la géométrie, Je ne cherche, à l'aspect de ces membres discords, Combien de fois il faut que l'ouvrier varie La forme de la boîte où l'on met tous ces corps. - Ces yeux sont des puits faits d'un million de larmes, Des creusets qu'un métal refroidi pailleta... Ces yeux mystérieux ont d'invincibles charmes Pour celui que l'austère Infortune allaita ! II. De Frascati défunt Vestale enamourée ; Prêtresse de Thalie, hélas ! dont le souffleur Enterré sait le nom ; célèbre évaporée Que Tivoli jadis ombragea dans sa fleur, Toutes m'enivrent ; mais parmi ces êtres frêles Il en est qui, faisant de la douleur un miel Ont dit au Dévouement qui leur prêtait ses ailes Hippogriffe puissant, mène-moi jusqu'au ciel ! L'une, par sa patrie au malheur exercée, L'autre, que son époux surchargea de douleurs, L'autre, par son enfant Madone transpercée, Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs ! III. Ah ! que j'en ai suivi de ces petites vieilles ! Une, entre autres, à l'heure où le soleil tombant Ensanglante le ciel de blessures vermeilles, Pensive, s'asseyait à l'écart sur un banc, Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre, Dont les soldats parfois inondent nos jardins, Et qui, dans ces soirs d'or où l'on se sent revivre, Versent quelque héroïsme au coeur des citadins. Celle-là, droite encor, fière et sentant la règle, Humait avidement ce chant vif et guerrier ; Son oeil parfois s'ouvrait comme l'oeil d'un vieil aigle ; Son front de marbre avait l'air fait pour le laurier ! IV. Telles vous cheminez, stoïques et sans plaintes, A travers le chaos des vivantes cités, Mères au coeur saignant, courtisanes ou saintes, Dont autrefois les noms par tous étaient cités. Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire, Nul ne vous reconnaît ! un ivrogne incivil Vous insulte en passant d'un amour dérisoire ; Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil. Honteuses d'exister, ombres ratatinées, Peureuses, le dos bas, vous côtoyez les murs ; Et nul ne vous salue, étranges destinées ! Débris d'humanité pour l'éternité mûrs ! Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille, L'oeil inquiet, fixé sur vos pas incertains, Tout comme si j'étais votre père, ô merveille ! Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins Je vois s'épanouir vos passions novices ; Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus ; Mon coeur multiplié jouit de tous vos vices ! Mon âme resplendit de toutes vos vertus ! Ruines ! ma famille ! ô cerveaux congénères ! Je vous fais chaque soir un solennel adieu ! Où serez-vous demain, Èves octogénaires, Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu ? Charles Baudelaire Vieillesse
Lasérie de Midnight Gothic commence d’ailleurs par des vers de Charles Baudelaire : « Dans les plis sinueux des vieilles capitales, / Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements, / Je guette, obéissant à mes humeurs fatales, / Des êtres singuliers, décrépits et charmants. » (Les petites vieilles, Les Fleurs du Mal). Cette Galaade 29€ TTC Prix indicatifAcheter », deuxmillionsdesignes, cinq ans d’écriture, six de gestation, 1 776 pages entre les mains du lecteur Dans les plis sinueux des vieilles capitales est plus qu’un pavé ; c’est un roman qui se refuse et sa réception s’annonce aussi sinueuse que le promet son titre. Entretien vidéo avec l’auteur et très long extrait du roman en fin d’ la suite de l'article sur Mediapart Sylvie Taussig ou comment résister à l’enchantement de Paris Dansles plis sinueux des vieilles capitales roman by Sylvie Taussig. 0 Ratings 0 Want to read; 0 Currently reading; 0 Have read; Donate this book to the Internet Archive library. × Close. Hooray! You've discovered a title that's missing from our library. Can you help donate a copy? If you own this book, you can mail it to our address below. You can also purchase this book from Il m'a paru plaisant, et d'autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d'extraire la beauté du mal projet de préface aux fleurs du mal, BaudelaireComme un parfait alchimiste.../ Car j'ai de chaque chose extrait la quintessence,/ Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or ébauche d'un epilogue à la 2e ed des fdm baudelaire 1861Le Beau est toujours bizarre exposition universelle, Baudelaire à propos de la peinture 1885La modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable le peintre de la vie moderne, Baudelaire J'ai trouvé la définition du Beau, de mon Beau. C'est quelque chose d'ardent et de triste, quelque chose d'un peu vague, laissant carrière à la conjecture Baudelaire fusées » Dans les plis sinueux des vieilles capitales » (ceu matris in alvo), dans le « chaos des vivantes cités ». Leurs « membres discords » (adjectif vraisemblablement inspiré par la « discors concordia » d'Ovide) germent des fanges du vieux Paris, chaos fertile auquel Napoléon voudrait imposer son grand dessein idéaliste afin d'en neutraliser la monstrueuse fécondité. Dans Le .

1 776 pages, un monstre » aux dires de son éditrice, deux millions de signes » le roman de Sylvie Taussig, Dans les plis sinueux des vieilles capitales, est décrit comme le pavé de la rentrée », foulé, pas vraiment pénétré. L’objet intrigue par quelle inconscience un éditeur peut-il proposer, en plein déferlement de la rentrée littéraire, ce bloc compact équivalant, en volume et longueur, à près de sept romans ? C’est le pari que l’obstacle lui-même, par sa démesure, deviendra l’argument lapidaire qui convaincra le lecteur d’y entrer. Pavé », donc. Mais cela ne saurait suffire.

Dansles plis sinueux des vieilles capitales. 4/5 1 avis . Donner un avis Charte de rédaction et de modération 0. 1. 0. 2. 0. 3. 1. 4. 0. 5. Trier les avis. Les plus utiles; Les moins bien notés; Les mieux notés; Les plus récents; MICHEL SAINT JORY 4 Avis posté le 29 août 2012 . Quel Pavé !

Tableauxparisiens tirés des Fleurs du mal. « Dans les plis sinueux des vieilles capitales, Où tout, même l'horreur, tourne aux enchantements, Je guette, obéissant à mes humeurs fatales, Des êtres singuliers, décrépits et charmants. ». « Les petites vieilles ». Dans ce Paris modernisé où déambule le poète, le spleen et la Français ·Variante de crobard. Quant au croquis, il l’a intitulé « élévation », comme un crobar d’archi. — (Sylvie Taussig, Dans les plis sinueux des vieilles capitales, 2012) Circuiten petit groupe en Arabie Saoudite. Les points forts. Le programme. Les avis. 8 jours /. 7 nuits. À partir de. 4000 € /pers. 0140151513 Co-concevez votre voyage. Dansles plis sinueux des vieilles capitales Où tout, même l’horreur tourne aux enchantements, Je guette, obéissant à mes humeurs fatales, Des êtres singuliers, décrépits et charmants. (« Les Petites Vieilles ») Voici le soir charmant, ami du criminel, Il vient comme un complice, à pas de loup ; le ciel Se ferme lentement comme une grande alcôve, Et l’homme Dansles plis sinueux des vieilles capitales, Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements, Je guette, obéissant à mes humeurs fatales, Des êtres singuliers, décrépits et charmants. Ces monstres disloqués furent jadis des femmes, Éponine ou Laïs ! — Monstres brisés, bossus Ou tordus, aimons-les ! ce sont encor des âmes. Sous des jupons troués et LesPetites Vieilles à Victor Hugo Dans les plis sinueux des vieilles capitales, Où tout, même l'horreur, tourne aux enchantements, Je guette, obéissant à mes humeurs fatales Des êtres singuliers, décrépits et charmants. Ces monstres disloqués furent jadis des femmes, Éponine ou Laïs ! Monstres brisés, bossus Ou tordus, aimons-les ! ce sont Unpromeneur solitaire dans la foule, qui compile sensations, descriptions, reliques ou remembrances dans les plis sinueux des vieilles capitales, bute sur un mot, tombe sur un son, retrouve un
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